CHAPITRE 4
Spence avançait péniblement, meurtri et blessé dans un décor minéral, totalement étranger. Par-dessus son épaule, le globe bleuté et parfait de la Terre s’élevait sur le fond noir d’un ciel informe. Il grimaçait de douleur tandis que des éclats de roche perçants comme des aiguilles labouraient la plante de ses pieds nus et éraflaient ses genoux et ses coudes lorsqu’il tombait. Il sentit quelque chose de froid et humide sur sa joue et porta la main à son visage.
Des larmes. Il pleurait.
Maintenant il se trouvait au sommet d’une montagne de faible altitude surplombant une vallée verdoyante. Autour de lui une brise légère agitait de toutes petites fleurs jaunes dont les têtes dorées se balançaient au gré de chaque souffle. L’air était chargé d’une odeur douceâtre et forte et semblait vibrer d’un son presque imperceptible qui lui rappelait celui des cloches.
Dans la vallée au-dessous de lui, de petites maisons blanches, entourées chacune d’une parcelle de terrain, quadrillaient ses versants de façon ordonnée. Il pouvait distinguer des silhouettes minuscules de gens vaquant à leurs occupations quotidiennes, entrant et sortant des maisons. Une paix et une harmonie infinies enveloppaient la vallée comme un voile doré et Spence pleurait, de frustration de ne pas appartenir à cette vallée, de ne pas faire partie de ces gens qui vivaient là dans une simplicité aussi merveilleuse.
Autour de lui, l’air se rafraîchit. Les petites fleurs jaunes se recroquevillèrent à ses pieds. Il entendit le hurlement de vents glacés qui semblaient descendre de hauteurs incroyables. De désespoir il regarda en bas et vit la vallée luxuriante se dessécher et virer au brun. Des tiges d’herbe et des feuilles sèches et blanchies tournoyaient autour de lui entraînées par un vent furieux.
Il frissonna et serra les bras contre sa poitrine pour se tenir chaud. Il regarda à ses pieds et constata que le sol sous lui était dur et nu. Il vit quelque chose briller et aperçut un petit tas de diamants, étincelants sous la lumière crue et glacée d’une Lune impitoyable. C’étaient ses propres larmes, gelées là où elles étaient tombées. Le sol n’en voulait pas.
Spence s’était réveillé bien avant d’ouvrir les yeux. Il restait allongé et laissait les vagues de sensations le submerger, et combler le vide qu’il ressentait dans la poitrine d’une foule d’émotions violemment contradictoires. Il était une feuille emportée par la tempête, un chiffon balayé par l’ouragan. Il restait étendu les yeux bien fermés, essayant de trouver un sens à tout cela.
Enfin, la tempête se calma ; il ouvrit les yeux avec lassitude, se leva et replaça le casque relié au scanner sur sa patère. Il s’assit un moment sur le bord de la couche, pris d’un léger malaise qu’il n’avait jamais remarqué auparavant. Cela passa et il se releva lentement ; en se redressant sa main effleura l’oreiller. Il le fixa comme s’il ne l’avait jamais vu auparavant. Sur la taie bleu ciel de l’oreiller, il y avait côte à côte deux taches sombres. Il les toucha sachant déjà ce que c’était. L’oreiller était mouillé de ses larmes.
«… Et je ne peux pas m’empêcher de penser que c’était une erreur de me prendre moi-même comme sujet de recherche. C’est tout. » Spence parlait calmement, mais avec conviction, au Dr Lloyd, directeur du département de BioPsy sur Gotham. Il était allé consulter le Dr Lloyd dans l’espoir de trouver une oreille compatissante.
« Mais, je ne suis pas d’accord, Dr Reston. Je faisais partie de la commission scientifique qui a examiné votre projet pour la demande de subvention. J’ai voté pour. J’estime qu’il est valable, et même plutôt pointu. Comment un chercheur peut-il évaluer avec précision des données subjectives sans faire lui-même l’expérience des phénomènes qui produisent ces données ? Votre travail sur l’interaction de l’hydrolase de tyrosine avec les catécholamines est pratiquement révolutionnaire. Je pense que vous avez là un modèle de recherche tout à fait viable, et qui, s’il est couronné de succès, pourrait ouvrir la voie à des développements essentiels dans l’étude du sommeil. Votre recherche est capitale pour l’ensemble du projet LTST. Je vous parle en collègue : j’aimerais vous voir continuer. Je pense que c’est impératif. »
Pour Spence, ce n’était pas ce qu’il aurait aimé entendre. Le Dr Lloyd défendait, avec un grand enthousiasme, son projet contre lui.
« Peut-être y aurait-il un moyen de reformuler le projet. On pourrait…»
Dr Lloyd sourit avec indulgence et hocha la tête. « Vous ne lui avez pas donné toutes ses chances. Pourquoi ne pas essayer de voir où cela va vous conduire.
— Je pourrais introduire un autre sujet dans le même schéma ; je n’aurais pas besoin…
— Non, non. Je comprends vos angoisses. Vous êtes déjà allé si loin. Comment savez-vous que vous n’êtes pas déjà en train de manifester des signes liés au LTST vous-même ? Avez-vous pensé à cela ?
— Mais…
— Croyez-moi, Dr Reston, j’admire votre travail. Je serais désolé de voir quelque chose compromettre les progrès que vous avez déjà faits. Votre carrière est en bonne voie. Vous irez loin, mais en tant qu’ami, je dois vous mettre en garde. Ne changez rien à votre protocole maintenant. Cela ne ferait pas bonne impression devant la commission. Vous ne voudriez pas avoir l’air d’hésiter ?
« J’ai bien peur que la commission n’approuve pas le moindre changement à ce stade avancé. Et en tant que membre de la commission, je ne pourrais qu’être d’accord.
— Je pense que vous avez raison, Dr Lloyd. Merci de m’avoir reçu. »
Spence se leva à regret et son collègue le reconduisit jusqu’à la porte, une main sur son épaule.
« Quand vous voudrez, Dr Reston. N’ayez pas peur de venir quand vous voudrez. Je suis là pour cela, dit Lloyd en souriant intérieurement, ravi de pouvoir être de quelque assistance au jeune et prestigieux Dr Reston. Retournez à votre travail. Je dois vous dire que nous suivons ses progrès avec le plus grand intérêt.
— Merci. Au revoir monsieur.
— Je vous en prie. Au revoir. Repassez quand vous voulez. »
Spence était tombé sur un mur de sa propre fabrication. L’idée ne l’avait jamais effleuré auparavant, mais il n’était pas étonnant que GM ait eu autant besoin de lui qu’il avait eu besoin d’eux au tout début. Sa présence accroissait le prestige général du Centre, et maintenant qu’ils l’avaient, ils n’allaient pas permettre qu’il lui arrive la moindre chose susceptible d’amoindrir sa valeur en tant que collaborateur. Ils ne laisseraient rien entraver le succès du Dr Reston, pas même Reston lui-même.
Il retourna d’humeur morose au labo : il se sentait piégé. Que se passait-il à l’intérieur de lui ? Était-il en train de perdre la tête ? Était-ce comme cela que cela commençait ?
Les rêves étaient revenus, et ils commençaient à peser de plus en plus lourdement sur la qualité de son sommeil. Au réveil, il se sentait vidé au lieu d’être reposé, et dans un état émotionnel au bord de la crise. Des rêves eux-mêmes, il ne gardait aucun souvenir. Tout juste des formes floues qui franchissaient rarement les limites de la conscience.
Lloyd avait-il raison ? Était-il en train de subir les effets de la tension associée au voyage spatial de longue durée ? Si c’était le cas, comment était-ce possible ? Il n’était pas sur GM depuis assez longtemps. Existait-il un mécanisme susceptible d’accélérer chez lui d’une certaine façon le processus ? Les injections d’encéphamine peut-être ? Ou y avait-il encore une autre explication ?
Une seule chose était sûre : les rêves étaient revenus le hanter.
Peut-être devait-il, comme le suggérait Dr Lloyd, tout simplement se laisser conduire là où son esprit l’entraînerait. Il repoussa l’idée. Quelque chose en lui luttait contre cette suggestion. Luttait irrationnellement, semblait-il, parce que c’était un conseil parfaitement logique. Pourtant, quelque chose chez Spence – son esprit, sa conscience, cette petite voix intérieure – lui criait danger, à l’idée de livrer sa raison à la conception du projet. Même s’il s’agissait de son propre projet.
Spence tenta de maîtriser cette révolte intérieure sur le chemin qui le ramenait au laboratoire. Il n’y avait aucune raison pour ne pas continuer comme prévu – aucune raison scientifiquement valable.
La cloison coulissante émit un léger bruit et il pénétra dans le labo. Les lumières étaient éteintes et Tickler était parti. Tout était silencieux. Il entra et la cloison se referma derrière lui l’isolant dans l’obscurité et un silence total. Il chercha à tâtons autour de lui la plaque d’accès pour trouver l’interrupteur commandant un panneau lumineux situé au plafond. Tandis qu’il se déplaçait dans la pièce, une très faible lueur attira son attention. Il se retourna lentement.
Dans l’obscurité du laboratoire il percevait une étrange luminescence, une sorte de halo suspendu dans l’air au milieu de la pièce. Il ferma les yeux, les rouvrit et la lueur verdâtre était toujours là. Sous ses yeux, la tache de lumière diffuse parut se coaguler, se concentrer et s’intensifier par paliers, et il se dirigea vers la lumière comme mû par une puissante force magnétique.
Le halo était maintenant bien distinct ; il émettait même autour de lui un léger reflet. Spence en fit lentement le tour, les muscles tendus comme un chat prêt à bondir. Il n’avait jamais rien vu de semblable. Quelle que soit la direction dans laquelle il se déplaçait, le halo présentait la même facette : une couronne de lumière verdâtre brillant d’un éclat éblouissant qui oscillait et se déplaçait sous ses yeux fascinés. Le centre du halo n’était pas touché par la lumière. Il pouvait distinguer à travers lui les contours des objets situés à l’autre extrémité de la pièce.
Spence s’approcha avec précaution en progressant en diagonale comme un crabe. Il essayait de détourner les yeux, mais sa curiosité, ou une force supérieure, forçait son attention. Il ne pouvait résister.
Maintenant il se trouvait très près de la présence lumineuse au centre du labo. Si près qu’il ressentait un picotement sur le visage et les mains, de minuscules brûlures sur la chair comme sous l’effet d’un froid intense. Il leva une main en direction du halo et la vit entourée de la lumière verdâtre.
Petit à petit, il distingua un mouvement à l’intérieur du halo : un scintillement transparent d’un bleu profond, à la limite de la perception humaine. Le rayonnement s’intensifia et se mit à émettre des faisceaux qui se coloraient d’or et d’argent dans la frange verte du halo. Bien qu’il fût solidement cloué au sol, il eut l’inquiétante sensation de se déplacer rapidement vers le halo, comme happé au centre d’un tourbillon bleu de feu et de glace. Il sentit en même temps ses fonctions physiologiques s’accélérer. Son cœur battait plus vite ; sa respiration devenait pénible ; la sueur perlait sur son front et son cou. Il se sentait très faible et pris de vertige, au bord de l’évanouissement, quand il fut envahi par une sensation totalement inconnue : il sentit la chair de sa nuque se mettre à remonter vers le sommet de son crâne. Un instant, il se demanda ce qui lui arrivait. Que se passait-il ? La réponse lui parvint comme un choc : chacun de ses cheveux s’était dressé sur sa tête.
Spence ouvrit la bouche pour pousser un cri, mais aucun son n’en sortit. Il était en proie à une terreur violente qu’il ne pouvait identifier, une peur qui se précipitait sur lui, venant de tous les recoins d’ombre de la pièce, de son esprit même. Il ne pouvait ni bouger, ni crier, ni détourner son regard. Seulement subir.
Une partie infime de son cerveau se détacha de l’horreur qui le faisait grimacer. Elle observait avec une horrible fascination tandis que le halo vert brillait et que le tourbillon bleu ralentissait et commençait à donner naissance à une forme. Du point de vue rationnel de sa vision intérieure, il lui semblait qu’il se passait quelque chose derrière le rideau de lumière, mais les mouvements étaient trop flous et trop éloignés pour être interprétés.
Graduellement, il prit conscience d’un son qui peut-être avait été présent depuis le début mais qu’il n’avait pas remarqué. C’était comme le tintement assourdi et lancinant de cloches minuscules. Un son perçu non par les oreilles, mais par l’intérieur du crâne et toute la surface de la peau. En l’entendant à cet instant-là et de cette façon, son sang se figea dans ses veines. Car jusqu’ici, c’était un son qu’il n’avait entendu que dans ses rêves.
Avec peine il éleva les mains et les plaqua contre ses oreilles ; et il se mit à hurler avec tout ce qui lui restait de volonté. Puis il tomba inanimé sur le sol.